Je m'apprête à effectuer officiellement une démarche que j'ai toujours préféré reléguer dans une catégorie "enième étape de la vie d'une citoyenne du monde", mais un détail facétieux de la procédure m'a rappelé qu'elle est bien sûr tout, sauf anodine.
Dans quelques heures, je vais déposer ma demande de citoyenneté française au service des naturalisations de la Préfecture. Tiens ! "Naturalisation", je m'oblige à regarder le sens de ce terme dans le dictionnaire - en fait, il y en a 3, le troisième étant le figuré :
(1) "Concession par décision de l'autorité publique de la nationalité d'un pays donné à une personne qui ne possède pas cette nationalité, si elle le demande et si elle remplit les conditions exigées par la loi." Très claire comme définition. On sait à quoi s'attendre. Pour ma part, cela fait 2 mois maintenant que j'ai entamé mon parcours du combattant, mais mon chemin de croix a commencé il y a 23 ans...
Je n'étais pas encore majeure quand j'étais confrontée pour la première fois à la police des frontières... allemande. Sans l'avoir cherché - la responsabilité revenait à un adulte censé me protéger mais qui campait sur une position difficilement acceptable : faire entrer une jeune fille en Allemagne avec un visa touristique qu'on exige de transformer en visa d'étudiant. J'ai gagné cette première bataille mais j'ai connu la peur au ventre. Peur d'être renvoyée, expulsée parce qu'on n'a pas le bon visa dans son passeport. Et ce n'était pas la dernière fois !
Car, d'abord, pendant 9 longues années et tous les ans, j'ai dû retourner seule affronter le même agent du bureau des étrangers qui, ayant - lui - perdu cette bataille, me détestait cordialement. Ensuite, parce qu'il a fallu attendre 1995 avant que la convention d'application de l'accord de Schengen n'entre en vigueur, que les contrôles aux frontières ne soient abolis et que la libre circulation des individus dans le célèbre Espace ne soit autorisée. Or, j'ai attrapé le virus de la bougeotte très tôt et le jeune âge aidant, le goût du risque aussi. Autrement dit, je ne prenais pas toujours la peine de demander un visa pour aller d'un pays européen à l'autre. Quelques aventures sont, ainsi, inscrites à mon compte telles que prendre le train de nuit de Cologne pour Paris (je me persuadais que, normalement, les contrôleurs dormaient la nuit), ou m'y rendre en voiture avec des copains (une fois sur cinq, les douaniers laissaient passer les voitures sans les contrôler), ou encore me rendre en auto-stop à Amsterdam (les hollandais étant plus cool, le risque était moins élevé).
Pure inconscience ! Délicieux mélange de danger, plaisir et piment ! Voyage, aventure et jeunesse ! Tout cela est vrai. Mais je m'inoculais surtout moi-même cette peur au ventre, encore et encore. Surtout qu'elle n'a pas tardé à se muer en un profond sentiment d'injustice. Mon droit de circuler librement, que j'estimais fondamental, est entravé parce que je n'ai pas la bonne nationalité, mon envie de voyager était à chaque fois tributaire d'un cachet parce que je ne suis pas née au bon endroit. C'est à cette époque que j'ai appris les termes "jus soli" et "jus sanguinis". En l'occurrence, je ne pouvais jouir ni du droit du sol ni de celui du sang...
Plus tard, et jusqu'à aujourd'hui, chaque projet de voyage est précédé d'un combat contre différents adversaires : l'administration de mon pays, maître des pièces à fournir ; le photocopieur, l'ordinateur, le scanner, outils-clés générateurs des mêmes pièces ; un fonctionnaire lambda d'un consulat delta, élevé sans le savoir au rang suprême de maître de ma vie pendant quelques minutes, sur le trône de son guichet - celui qui soulage, déclenche des larmes ou provoque l'indignation ou la colère la plus sourde ; le bureau des visas, détenteur du sésame, apposeur de cachet, signature et autres jolis autocollants infalsifiables. Jusqu'ici, j'ai toujours gagné honnêtement chaque bataille et au moins le titre d'experte en constitution de dossiers ! Maigre consolation quand, parfois, un fonctionnaire lambda d'un consulat delta me faisait un compliment sur mes papiers bien triés dans l'ordre exigé et classés dans une jolie chemise.
Lasse de ces combats et riche d'une opportunité offerte par les heureux hasards de la vie, je me suis donc dit que je dois demander ma naturalisation sans états d'âme ni questionnement philosophique et existentiel sur d'où je viens, qui je suis et serai, et le qu'en pensera-t-on. L'acquisition de la bonne nationalité m'épargnerait des humiliations et tracasseries, et me rendrait mon droit car je serai libre ! Libre enfin d'être pleinement une citoyenne du monde. La naturalisation comme un outil, ou encore une formalité.
C'était sans compter sur ce que j'appelais plus haut détail facétieux.
Je suis tombée des nues. Je dois fournir, entre autres pièces, les extraits d'actes de naissance de mes parents. Même en cas de décès ? Oui madame ! Il faut quand même qu'on puisse voir votre filiation ! Jusqu'à aujourd'hui, je ne comprends pas : je pense nationalité et droit du sang malgache, mais peut-être est-ce juste une simple histoire de vérification. Quoiqu'il en soit, je m'empresse de faire venir les précieux documents. Là, énième bataille dans mon parcours : délai d'obtention, aucun de mes parents n'est né dans la capitale ; délai d'envoi, 10 000 km à parcourir... Mais ma mère est experte elle aussi, en pourparlers et négociation, et fait des miracles. Elle a pu récupérer assez facilement son acte de naissance et en faire effectuer une traduction assermentée, et déniché dans ses vieux dossiers un acte de naissance de mon défunt père datant de... 1956 ! Quand Madagascar était encore colonie française.
Me voici entre les mains, un précieux document d'archives, tout vieux qui ne paie pas de mine, avec un en-tête qui m'impressionne "MADAGASCAR ET DEPENDANCES". L'acte était extrait "des registres de l'état civil autochtone du canton de...". Signé par un "officier d'état-civil indigène du canton de...". Cacheté et signé par le président du "Tribunal des indigènes" !
Indigène, autochtone - ces mots me troublent car, dans ma tête, ils sont reliés à la période coloniale. C'est flou, obscur même à plus d'un titre. Cela me rappelle cette histoire que j'ai entendue plusieurs fois quand j'étais enfant. Mon père, 3 ans, avec son grand-père s'enfuyant à cheval tous les deux pour se cacher dans des grottes. Mon arrière-grand-père paternel était probablement chef de canton (dans la famille, on utilisait le terme de "gouverneur" mais il n'y avait pas de gouverneur indigène à l'époque, le gouverneur général devait être de nationalité française). Leurs poursuivants seraient des autochtones ; mon arrière-grand-père représentait le pouvoir colonial, on lui en voulait...
Mais cela fait bien des années que j'ai dépassé tout ça, c'est l'histoire dans l'Histoire. Et pour m'épanouir en tant qu'individu, je ne peux et ne veux pas traîner le poids de l'Histoire. J'adopte, je m'adapte, je m'intègre, c'est tout ce qu'on me demande de remplir comme conditions. C'est pour ça que j'aime bien la deuxième définition de "naturalisation" :
(2) "Acclimatation durable d'une espèce végétale ou animale importée dans un lieu où elle se maintient d'elle-même, comme une espèce indigène."
En tout cas, cette petite introspection m'a libérée, je réalise que la peur au ventre a disparu, je suis sereine ; sur la route, je pense à mon père, je parle de mon père, je raconte son histoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire